Les
khatchkars (sources)
De tous les objets d’art arméniens, les khatchkars, ces stèles de
pierre portant une grande croix, sont à la fois les plus communs et
les plus originaux. Les plus communs, car il n'existe pas de pays
chrétien où il n'y ait de telle croix de pierre, mais fondamentalement
originaux parce que ces stèles ont évolué d’une manière qui n’existe
qu’en Arménie.
Origines préhistoriques.
L’époque
préhistorique nous a transmis trois types de monuments liés à des
pratiques religieuses : les dolmens qui sont constitués de deux
pierres plantées en supportant une troisième qui fait table ; les
cromlechs, ces enclos rituels matérialisés par des pierres debout
et des menhirs, des monolithes (blocs de pierre de très grandes
dimensions) plantés. L'Arménie possède des exemples nombreux de ces
trois types. Les pentes du mont Arakadz, une montagne sacrée pour les
hommes de la préhistoire, possèdent une densité unique de vestiges des
religions préhistoriques.
Mais le plus fameux site préhistorique est l’ensemble de Sissian. Il
s’agit d’un complexe de plusieurs hectares planté de milliers de
menhirs. Ce lieu est magique. Presque invisible depuis la route, il
semble immense quand on l’a atteint. On ressent une telle impression
d’ampleur et de mystère. Le visiteur est gagné par un état où le temps
semble disparaître face à l’éternité, le réel perdre de son évidence.
A Sissian, on touche à la magie de l’éternel présent.
Ces milliers de vestiges sont la plus ancienne attestation de
l’utilisation de stèles de pierre à des fins religieuses en Arménie.
Les vishaps.

Alors que les menhirs ne semblent pas avoir survécu aux évolutions
religieuses de l’humanité, en Arménie cette tradition pourrait avoir
évolué sans disparaître. En effet, des stèles avec des vishaps, ces
divinités liées à l’eau et à la fécondité, se rencontrent tout au long
des deux premiers millénaires avant J.-C.. Barseghian, en 1968 a
publié un relevé de vingt de ces stèles découvertes sur les monts
Aragatz et Ghegham et dans l’Akhalkalak (sud de la Géorgie).
Ces stèles, généralement découvertes près de sources et de cours d’eau
sacrés, sont liées à une action de grâce envers les divinités. Dès
cette époque au moins, les stèles sont un moyen de matérialiser un
lien avec le divin. Elles matérialisent une demande d’intercession.
Le vishap apparaît comme la représentation d’une des divinités les
plus importantes de l’Arménie pré- chrétienne. Elle prend la forme
d’un dragon très stylisé qui survivra à la christianisation de l’art
arménien et représente, nous y reviendrons, une de ses grandes
caractéristiques.
Les stèles
paléochrétiennes.
La tradition des stèles religieuses n’a pas disparu avec le
christianisme. Bien au contraire. Dès le Vème siècle, des stèles sont
élevées près des églises.
Ces stèles paléochrétiennes sont souvent de section carrée et ont la
particularité de toujours représenter une ou plusieurs croix sur l’une
des faces. Et sur les autres, on peut observer des bas-reliefs
généralement d’inspiration biblique (scènes de la vie du Christ, de la
Vierge, ou de saints) ou issues de l’histoire arménienne (conversion
de Tiridate, martyre de Hripsimé, ...). Le VIIème siècle marque
l’apogée de ces stèles qui fleurissent à des dizaines d’exemplaires.
Le plus bel ensemble de cette époque est celui d’Odzoun où deux stèles
sont érigées sur un podium et coiffée d’un porche de protection.
L’iconographie de ce monument est du plus grand intérêt car il
représente la synthèse de cet art. On y reconnaît, en effet des scènes
de l’Ancien et du Nouveau Testaments comme de l’histoire arménienne.
Les khatchkars
Il est difficile de préciser les liens qui relient les stèles
paléochrétiennes aux khatchkars. Est-ce une évolution ou un
développement parallèle ? En tout cas, quand les premières
disparaissent, les seconds se développent.
Fondement théologique. Cette évolution est probablement à mettre en
relation avec celle de la pensée théologique arménienne. En effet, dès
le VIème siècle, l’église évolue vers une réserve de plus en plus
accentuée envers les représentations figurées telles qu’on les
retrouve sur les stèles. Les khatchkars correspondent à
l’aboutissement de cette évolution vers l’art non-figuratif et
symbolique. Cette évolution sera progressive sans exclure des
contre-exemples comme les fresques figurées des églises de Talin ou d’Aritk
(VIIe siècle). Cette tendance va progressivement s’imposer en Arménie,
avant de déclencher à Byzance la crise iconoclaste et d’inspirer le
mouvement des Pauliciens. Le Mouvement iconoclaste prônait la
destruction de toutes les images, et il provoqua plusieurs guerres
civiles. Quant au mouvement Paulicien, rigoriste et hostile aux images
il contaminera l’Empire byzantin, les Balkans, l’Italie du Nord et
même le Sud de la France où il sera appelé mouvement des albigeois.
Les khatchkars sont, comme leur nom l’indique, des pierres (kar) sur
lesquelles se détachent de grandes croix (khatch) en relief. Le nom
même souligne la double origine des monuments nés de la symbiose entre
une tradition séculaire et une nouvelle spiritualité.

On les rencontre aux abords des
villages, au bord des routes, dans les monastères ou les cimetières.
On en trouve plus de 50 000 uniquement sur le territoire de la
République d’Arménie (29 000 km2) qui ne représente qu’un dixième de
l’Arménie historique. Ce chiffre témoigne à lui seul de l’importance
des khatchkars dans la religion populaire arménienne. On peut
interpréter leur signification comme une volonté d’entrer en lien avec
Dieu, de manifester symboliquement son attachement au divin. Un de mes
amis Français, lors de sa première visite en Arménie, a été bouleversé
par sa rencontre avec ces khatchkars. Pour lui, chacune de ces stèles
représente un chrétien d’Arménie qui prie et rend grâce. Tel est
d’ailleurs, l’esprit des inscriptions gravées sur les khatchkars ;
elles demandent presque systématiquement de prier ou de se rappeler
une personne ou un événement :
« En 1233, frère
Grigoris, fils de Vasak, le martyr, le supérieur du saint couvent de
Dadi Vank, a érigé cette croix mortuaire ; que le lecteur se
souvienne de moi en Jésus-Christ. »
« Dieu ait pitié de Sarkis et Georges. »
« Ci-gisent les restes de Mamkan, l’épouse d’Hassan, la fille de Kud
et Khorishah, la mère de Grégoire, de grâce, souviens-toi. »
Inspiration biblique.
Tout, dans le quotidien des chrétiens d’Arménie (une naissance, un
mariage, un décès, etc...), comme dans celui d’une communauté
villageoise (la construction, l’agrandissement ou la restauration de
l’église, etc...) est occasion à la création d’un khatchkar.
Cette attitude intérieure prend évidemment sa source dans la Bible, et
ses nombreuses allusions à l’érection de stèles comme (Genèse 28, 18 )
:
« Jacob se leva de bon
matin, il prit une pierre dont il avait fait son chevet, il l’érigea
en stèle... il appela ce lieu Béthel, c’est-à-dire maison de Dieu. »
Sacralisation du monde.
Cette succession de monuments commémoratifs a permis aux chrétiens
d’Arménie de se constituer un univers totalement ancré dans le sacré,
tous les points du territoire étant marqués par un khatchkar consacré
à rétablir ou à approfondir le lien avec Dieu. Il n’est dès lors pas
étonnant que le rituel de consécration de la croix soit un des plus
long du Machtots arménien, le Livre des rituels. Ce rituel a
été édité par F. Conybeare d’après un manuscrit de la fin du IXe
siècle ou du début du Xe et a une longueur comparable aux sacrements
de baptême, mariage, etc... (Conybeare, 2004, p. IX et 39- 53).
On retrouve, ici, le constant souci des artistes et des hommes
d'Église de l’Arménie : inviter chaque croyant à l’introspection et
à la quête intime d’un lien avec Dieu.
Leur développement.
Les premiers khatchkars datés sont de la seconde partie du IXe siècle.

Les plus anciens khatchkars ont été datés :
• 879, à Garni (reine Katranidé) ;
• 881, à Medz Masrik (Vardénis) ;
• 898, à Khacharan, ...
A. L. Yakobson, auteur de la première étude scientifique, note (1986,
p. 93.) :
« Il est évident que les
khatchkars des IXe et
Xe siècles sont proches des stèles de Talin, variés et de différents
types. Ces faits
prouvent que les khatchkars venaient juste de se former. »
C’est au Xe siècle que la
composition classique des khatchkars va se fixer, selon les canons de
la grammaire ornementale arménienne. Leur qualité artistique va
progresser. Une longue évolution technique va amener les artistes à un
degré de finesse et de détails époustouflants. En effet, les grands
khatchkars des XIIe-XIVe siècles sont si fins que l’on parle
volontiers de dentelles de pierre. La composition des bordures est
devenue un motif géométrique parfait, en ce sens qu’il n’a plus ni
début ni fin : il est. On peut dire en admirant ces merveilleuses
œuvres d’art que les artistes ont pu véritablement, incarner dans leur
œuvre leur spiritualité et leur foi : chacune de ces œuvres d’art est
une profession de foi chrétienne. Leur développement se poursuivra
jusqu’au XVIIe siècle sans changement majeur, les périodes réalistes
alternant avec des périodes plus symboliques
.
Ce qui frappe le visiteur en Arménie, c'est l'omniprésence des
khatchkars en tous lieux, démontrant leur enracinement dans la culture
nationale. Il est tout à fait normal de trouver un Khatchkar en se
promenant en pleine nature, mais naturellement, c'est près des
églises, des monastères et dans les anciens cimetières et nécropole
médiévales que se trouvent les plus grandes concentrations. On peut
voir des khatchkars de petites dimensions enchâssés dans les murs des
églises et des couvents. Nous avons déjà évoqué le cimetière de
Noradouz, sur la rive ouest du lac Sevan regroupant une grande
diversité de stèles. Un autre site très connu était le cimetière
médiéval de Djoulfa au Nakhitchevan.
La population
arménienne de Djoulfa fut déplacée à Ispahan en Perse (Iran) par le
Shah Abbas en 1605. 300 000 Arméniens ont quitté leur patrie pour
animer la vie économique de la nouvelle capitale Perse, laissant
derrière eux une nécropole unique au monde de 12 000 Khatchkars. Les
plus anciens dataient du IX ème siècle et les plus récents de la fin
du XVI ème.
Jusqu'en 1920, le Nakhitchevan était peuplé à 80% d'Arméniens. Le
rattachement de la province à l'Azerbaïdjan par Staline s'est traduit
par une lente mais efficace épuration ethnique. Après avoir vidé la
province de sa population arménienne autochtone, les autorités s'en
prennent aux vestiges de leur présence passée. La moitié du cimetière
fut détruite lors de la construction d’une voie ferrée et depuis 1998,
des campagnes de destruction sont régulièrement organisées par l’armée
et le gouvernement azéri.

L'armée azérie détruisant la nécropole de Djoulfa
en Décembre 2005 photographiée depuis la rive
iranienne de l'Araxe.
Sources : Document préparé par
Jacques Shirvanian ; contient de larges extrait tirés du livre de
Maxime Yévadian,"Dentelles de pierrre, d'étoffe, de parchemin et de
métal" publié aux éditions "Sources d'Arménie"
|